Le premier mensonge

Le linguiste Alain Rey disait que l’étymologie d’un mot n’est jamais que son premier mensonge, et que les mots mentent sans arrêt.

Commençons donc par considérer la première tromperie du mot anthropomorphisme.

Du grec α ̓ ν θ ρ ω π ο ́ μ ο ρ φ ο ς signifiant à forme humaine, l’anthropomorphisme désigne en philosophie la tendance à se représenter toute réalité comme semblable à la réalité humaine (crntl).

Ce mécanisme nous est familier. Nous le produisons facilement tant nous baignons dans ses usages. Avez-vous cherché un visage dans la forme d’un nuage ? Quel petit nom donnez-vous à votre animal de compagnie ? Combien de fois avez-vous accablé de reproches votre ordinateur ?

Entendons-nous, l’anthropomorphisme a son utilité. Il permet de se sentir lié à l’altérité en offrant des points d’accroche communs ou supposés comme tels. Des sensibilités et des comportements semblables, en somme, rendant l’autre prévisible et compréhensible. Pour le cas des objets manufacturés, l’emploi de l’anthropomorphisme rend les objets faciles d’appréhension, voire désirables, en tous cas intéressants.

Voici quelques exemples d’anthropomorphisme. Je vous laisse un instant les parcourir.

Mise en doute

Vinciane Despret, philosophe belge, me semble questionner de façon salutaire l’impact de l’anthropomorphisme sur la conduite des études scientifiques. Dans son ouvrage Penser comme un rat, elle interroge les motivations des animaux de laboratoire à répondre aux questions qui leur sont posées.

Qui peut dire ce que le rat dans un labyrinthe a compris du sujet qu’étudie de lui le scientifique ? Sait-il qu’on lui demande de trouver la sortie et de faire ceci de plus en plus rapidement à mesure des essais ? Comment le chercheur s’assure-t-il que les intentions qu’il prête au rat sont correctes ? Le rat se comporterait-il de cette manière dans son milieu ?

Ces questions se posent également hors laboratoire, lors des études terrain. Ainsi, Barbara Smut, primatologue, applique à ses débuts un protocole d’habituation (se rapprocher petit à petit en se rendant invisible comme une pierre) sensé diminuer l’impact de sa présence sur ses observations de la société chez les babouins. C’est l’effet inverse qu’elle obtient : les singes se méfient de cette créature qui prétend ne pas être. En réalité, ils espèrent trouver des indices de la sociabilité à la façon des babouins chez la primatologue. Et c’est bien lorsqu’elle apprend ces codes là qu’elle peut entrer en relation puis penser non pas comme un babouin, mais avec lui.

Lire sans comprendre en tant qu’Humain

La lecture d’un deuxième ouvrage de Vinciane Despret finit de me bousculer. Cette fois, Habiter en oiseau parle de territorialité. Qu’imaginez-vous lorsque vous entendez le mot territoire ? Propriété, défense, limites, franchissement, agression ? Le zoologue américain Gladwyn Kingsley Noble en 1939, rapporte Despret, propose : “le territoire est n’importe quel lieu défendu”. 

Au nom de quoi ce territoire est-il défendu ? Certains ornithologues mettent en avant la présence de ressources comme la nourriture, ou de femelles à des fins de reproduction, ou encore de lieux de repli pour se protéger. Pourtant, il y a des contre exemples à ces motifs. Des territoires avec peu de nourriture, ou très majoritairement peuplés par des mâles par exemple. Ces territoires-là sont eux aussi défendus. Et cette défense est rarement guerrière au sens d’un contact physique avec blessure.

La territorialité se matérialise dans une fluctuation temporelle et spatiale. Parfois saisonnière : un même lieu est défendu puis laissé à l’occupation libre. Parfois en volume : le même lieu est territoire pour plusieurs espèces (à la verticale d’un cylindre étroit jusqu’à la canopée ou sous le couvert des roseaux). La territorialité utilise la parade et les chants parfois polyphoniques ou synchronisées entre espèces. 

Elle se déploie comme un art de vivre et de faire société. 

La difficulté de cette lecture est de rester dans l’étonnement, sans chercher à comparer ni transposer cet art de vivre à l’expérience d’être Homme.

Et pourtant, la tentation est forte…